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ANALYSE D'ŒUVRE

Alexandre D'ALESSIO @ Le Cube 

Septembre - Décembre 2015

Tulavu - Marseille

Analyse Alexandre D'Alession La Cube

Introduction

Entrelacs est une œuvre du peintre contemporain Alexandre D’Alessio, réalisée en septembre 2015 sur les murs du Cube, espace de 15m2 situé dans les locaux de l’artyshop Tulavu (Marseille, France), d’aspect cubique et entièrement dédié à la création artistique. L’œuvre est une fresque peinte sur les trois murs et les deux portes de la pièce. Le quatrième mur, une baie vitrée donnant sur la rue, ainsi que le plafond n’ont pas été peints. La fresque est figurative et la technique de réalisation, mixte : acrylique, spray, encre, pastels gras et secs, incrustation de feuille d’or. L’artiste a eu carte blanche pour cette intervention, lors d’une résidence artistique d’une semaine. L’œuvre initiale fut visible par le public pendant trois mois, avant que l’artiste ne vienne la rehausser, face au public, lors de la clôture de l’exposition.

Dès la première lecture de l’œuvre, l’iconographie nous renvoie d’une manière évidente aux grandes fresques d’inspiration antique, et impose ainsi une réflexion plus intemporelle et universelle. Réalisée dans un contexte éphémère (l’œuvre a été repeinte entièrement à la suite de l’exposition et n’existe plus), elle s’en éloigne pour toucher par son discours, une forme de pérennisation.

Une description iconique et plastique de l’œuvre est nécessaire afin d’appréhender le discours inscrit dans cette peinture, résolument contemporaine. Elle nous permettra d’identifier les nombreux personnages et de comprendre leur rôle. Dans un second temps, nous analyserons sémantiquement les figures isolées. Enfin, nous tâcherons de comprendre en quoi Entrelacs, malgré son langage universel, est un constat propre à l’artiste et presque intime.

 

 

Analyse plastique

L’œuvre complète représente douze personnages à caractère humain et trois chiens, reliés entre eux par un système complexe de lignes sinueuses et de cordes peintes. Certaines figures sont représentées en entier, d’autres en buste, la majorité est nue. On identifie des figures masculines et féminines, la nuance entre les deux genres étant sensible : l’ensemble des personnages relève assez de l’androgynie. Les figures humaines et animales sont entrelacées de cordes aux épaisseurs différentes. Un réseau de lignes onduleuses blanc et mauve complète l’iconographie.

La fresque est divisible en cinq groupes massifs *1 , agglutinas de corps aux proportions plus grandes que l’échelle humaine, de cordes et de lignes. Trois grandes zones de vide libèrent la composition et correspondent pour deux d’entre-elles aux angles formés par les murs et le plafond. La composition est ouverte, effet rendu par certaines cordes placées hors du cadre. La lecture se fait naturellement de gauche à droite. On ressent une maîtrise évidente dans la gestion de l’espace. L’immersion est totale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Schéma n°1   Les cinq groupes dégagés et analysés ci-après sont annotés de A à E.

 

 

Sur le premier mur est peint un groupe composé de trois personnages masculins, en buste. Le personnage au premier plan se désigne le cœur de la main droite et pointe le spectateur de l’index gauche, dans une attitude l’interpellant, voir accusatrice. Les traits des trois personnages sont similaires, à l’exception de celui au premier plan qui porte une barbe. Ce groupe est proche d’une réalité tangible : deux d’entre eux portent des vêtements (les seuls dans l’ensemble de l’œuvre), la barbe permettrait d’en situer un dans un âge mature, leurs regards tournés vers le spectateur sont d’une expression intense. Une corde apparaît sur le visage du seul des trois qui est nu et dont la tête est orientée vers le reste de la composition.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le deuxième groupe est situé sur la première porte. Il s’agit d’un portrait de femme, aux traits fins et à l’attitude dévouée, dont le buste et les mains sont entrelacés de cordages. Elle a des similitudes avec les personnages précédents (corde sur le visage, position des mains). Ses yeux n’ont pas d’iris mais elle possède trois ouvertures oculaires supplémentaires dans la paume de la main gauche, sur la gorge et sur le front. Les iris de ces trois yeux sont réalisés à la feuille d’or. Le portrait est contenu dans le cadre décoratif de la porte et encerclé par la boucle d’une corde peinte monumentale. Ainsi circonscrit, il apparaît tel un médaillon.

 

 

 

 

 

 

 

 

Situés à cheval sur les premier et second murs, un homme, une femme dont seul le buste est visible, trois chiens et une main aux proportions démesurées forment le troisième groupe, très dense. Le corps de l’homme est entremêlé de cordes et il fait apparaître de sa main gauche qui tient l’extrémité d’une corde épaisse, le visage d’une femme dans un nuage blanc. Accolé à eux, un trio de chiens féroces, également entrelacés, surgit. Là aussi le peintre a choisi de ne pas représenter les iris des yeux, excepté pour l’un des chiens, pour lequel il les signifie par deux taches rouge vif. Les cordages poursuivent leur cheminement vers la seconde porte où est peinte une main droite serrée par un nœud, dos visible et doigts tournés vers le bas.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un personnage féminin (cheveux longs, bras et pieds fins, volume de la poitrine visible derrière son bras gauche) compose à lui seul le quatrième groupe. La figure paraît en suspension, comme soutenue par les cordes, dans un mouvement de balancier assuré. Elle souffle sur un cœur probablement humain, en lévitation au-dessus de ses mains jointes. Les artères du cœur sont signifiées par des cordes et des lignes se perdant dans l’ensemble de la composition, à gauche et à droite.

 

 

 

 

 

Sur le dernier mur, le cinquième groupe peint est complexe. Au premier plan, un homme est assis, dos au spectateur, assis sur un tas de cordes monumentales. Il a le bras droit levé et tient dans la main un pinceau et une plume. Cette main levée, rendue indépendante de la masse du groupe par sa position, est mise en évidence par son traitement à la feuille d’or. La ligne mauve finit d’ailleurs son chemin sur cet élément-clé. L’homme s’apprête à peindre sur une sorte de bannière, support flottant. De son autre main, il se tient l’épaule. A l’arrière-plan, on identifie un trio composé d’un homme arborant un outil fin figuré par un trait droit coloré. Il masque de son autre main les yeux d’une femme, dont la marque reste encrée sur sa main, comme par absorption. La figure ainsi rendue aveugle, dirige son bras sur le cœur d’un troisième personnage au troisième plan, recourbé, yeux sans iris levés au ciel, paraissant étouffer dans un amas de cordes. Un dernier personnage situé à droite clôture l’œuvre. Sa silhouette rappelle avec évidence la figure féminine à gauche. Dans sa main grossièrement dessinée, on peut voir la forme d’un livre, tracée sobrement par un trait de craie.

 

Ces cinq groupes sont reliés entre eux par un réseau dense de cordages peints selon différentes échelles, et de lignes plus fines. Les cordes entrelacent les corps ou leur servent d’assise. Elles ont un rôle fondamental dans cette composition où elles pourraient sembler être l’unique décor. Le titre, Entrelacs, se rapporte indubitablement à ces nombreux cordages.

La couleur est travaillée de manière hétérogène dans l’ensemble de la fresque. Pour réaliser le fond, l’artiste a utilisé de la peinture en spray qui lui permet d’obtenir un rendu vaporeux et diffus. Les nombreux sillons peints en blanc apportent plasticité au fond. Par endroits, la couleur est plus saturée et concentre le regard, comme c’est le cas pour les deux médaillons des portes, le groupe de chiens, le cœur, les yeux en impression sur la main de l’homme du dernier groupe, les outils. Les nuances de vert, mauve, rouge, apportent une dimension symbolique relative au corps humain (travail de la carne), proche de l’humeur, de la douleur, de l’ecchymose. Les lignes mauves pourraient de surcroit évoquer le système veineux.

Les formes rondes et souples manifestent une grande légèreté. Les modelés des corps sont délicats, l’ensemble des volumes étant d’avantage rendu par le dessin au trait constant, réalisé au pinceau. La facture est nette, chaque épaisseur de trait ayant été choisi soigneusement, apportant la profondeur dans une composition exempte de recherche de perspective. On observe une parfaite maîtrise de l’anatomie et de l’utilisation du raccourci. Le rendu de la musculature et l’expressivité des gestes sont subtils.

 

 

Analyse sémantique

Cette description iconique et plastique permet, dans une analyse subjective, d’isoler trois figures essentielles à la clarté de l’œuvre : la figure de l’Artiste, l’allégorie de l’Inspiration, et la personnification de la ligne, ligne qui fait le lien entre l’Artiste et son Inspiration. Cette relation tripartite intrinsèque à sa propre vision est une question qu’a déjà interrogée Alexandre D’Alessio dans sa production. Dans Walk the line, œuvre éphémère réalisée en avril 2014 pour la résidence artistique « Aux Tableaux ! », il réalisait la « dissection » sur tables de chimie des différentes étapes entre l’impulsion créatrice et l’œuvre finale. Il y utilisait pour la première fois une corde, afin de rendre palpable la ligne, l’action de dessiner. Ce cabinet de curiosité métaphorique riche en symboles fût en quelques sortes un avant-goût d’Entrelacs.

La figure de l’Artiste est présente plusieurs fois (groupes A, C, E). Dans le premier groupe (A), il s’agit donc de la même figure montrée dans trois états : davantage rattaché au monde réel (vêtements, barbe), l’Artiste semble chercher à contrôler ses émotions, en prenant le spectateur à partie. C’est dans ce groupe que la corde apparait pour la première fois sur l’une des ses trois facette (celle tournée vers la composition et non vers le spectateur). Cette première manifestation de la corde pourrait ainsi renvoyer au premier éclair d’Inspiration ressenti par l’Artiste. Sur le troisième groupe (C), ce même personnage masculin adopte la gestuelle du peintre (il est en pleine réalisation d’un portrait). La corde entrelace de plus en plus son corps et son visage en lui servant également d’outil: on pourrait supposer alors que dès le commencement de l’acte de peindre, l’Inspiration se mute en un besoin perpétuel dans lequel l’artiste se trouve pris. La présence des trois chiens, figure hautement métaphorique, pourrait évoquer les nouveaux gardiens de la triade Artiste, Inspiration, Dessin. Dans le cinquième groupe (E), cette relation triangulaire semble être acceptée : l’Artiste est représenté deux fois, main levée arborant triomphalement les outils. La première représentation est libérée des cordes et s’en remet à son Inspiration (son énergie créatrice) : on peut lire ceci dans sa double gestuelle qui masque à la fois sa propre vision et les yeux de l’allégorie. Il tient aussi la bannière, sorte de support flottant sur lequel s’apprête à peindre la deuxième figure, dos au spectateur, concentrée sur son moi intérieur. Ce support flottant brandi comme un marqueur identitaire représente l’aspect éphémère de l’œuvre. En opposition à ce mouvement, le geste est figé, comme suspendu, presque sonore. L’Artiste repose sur un amas de cordes : la ligne devient un support essentiel, une sorte de trône.

Pour l’Inspiration, Alexandre D’Alessio a choisi une forme de représentation allégorique où elle prend le visage d’une femme. Sa première représentation sur la porte (groupe B) est très mystifiée : yeux ésotériques rendus hypnotiques par le contraste entre le blanc et la feuille d’or, attitude pieuse de Madone. Ce portrait contenu dans l’encadrement décoratif du support rappelle les tableaux de dévotion. Sur le quatrième groupe (D), l’Inspiration est soutenue par la Ligne et apporte un souffle vital au cœur de l’Artiste.

Dernière figure indispensable à la triade, la Ligne dans ses multiples définitions, est symbolisée par le tracé mauve et par les cordages. La ligne mauve part du coeur, et relie celui-ci au groupe hybride homme-chiens à gauche. A droite, elle va jusqu’à la main d’or, effectuant un parcours sur quasiment toute la fresque, liant ainsi l’oreille, le cœur et la main de l’Artiste. La corde exprime à la fois le lien fort et immuable entre l’Artiste et l’Inspiration, l’importance du travail de la ligne, et enfin, le dessin final qui concrétise cette relation. En reliant également tous les personnages entre eux, elle renvoie au lien nécessaire entre l’Artiste et son public. Partenaire sécurisant pour l’Artiste, la corde est à la fois son outil et son support sur lequel il peut se reposer, elle soutient son Inspiration, lui devenant absolument vitale (symbole du cœur et de l’artère). Mais parfois, la corde manifeste une sensation d’emprise, comme lorsqu’elle entrelace les figures qui sont alors presque au bord de l’étouffement. Cette forme de dualité, de joute de sentiments exacerbés, disséqués, atteints d’autres éléments dans l’œuvre.

De cette relation complexe et féconde entre le besoin de créer, l’énergie créatrice et l’action finale de peindre, que l’artiste magnifie par les moyens plastiques qu’il engage (maîtrise de l’anatomie, douceur et finesse du trait), semble surgir une certaine forme de violence. Le choix de la gamme et le traitement de la couleur évoquent la douleur : rouge proche de la tache de sang, vert et violet qui rappellent l’ecchymose. Ces corps androgènes et flottants, quasi divins, contrastent avec ces teintes douces et sirupeuses, mais cruellement humaines. Les expressions des différentes figures de l’Artiste expriment à la fois résistance et assouvissement. Cependant, la douleur issue de ce combat intérieur reste persistante (dernière figure de l’Artiste se tenant l’épaule). Le cœur à vif, les chiens féroces, les yeux sanglants complètent ce champ lexical.

 

Conclusion

 

Entrelacs , peinture monumentale d’Alexandre D’Alessio, est une œuvre riche de sens. Réflexion intime sur l’artiste et sa nature, son rôle, sa légitimité, le peintre confie que l’expérience est à la fois salvatrice, complexe, parfois douloureuse. C’est là toute la subtilité du travail d’Alexandre D’Alessio : assimiler puis rompre les codes, ne pas se trouver là où on l’attend vraiment, et nous laisser toucher une dimension onirique, concentrée sur une expérience personnelle. L’artiste cherche à divulguer un message universel et intemporel en mobilisant les codes du langage métaphorique. Les corps travaillés avec une attention digne de celle de l’Antique, contrastés au trait résolument moderne et à l’aplatissement des masses produisent une sensation anachronique, comme si l’artiste se jouait du temps et de l’aspect éphémère de son œuvre, pour prendre le temps d’exécuter ce voyage dans la chair de l’Art, au travers d’une réflexion métaphysique qui palpe du doigt l’humanisme de la Renaissance. Cette peinture de Genèse nous entraine dans un monde diaphane, à la recherche de là où tout a commencé.

 

Photos © Julien KERDRAON  www.jkerdraon.com

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